Justice prédictive en France : entre réalité technologique et promesse marketing

La question de la justice prédictive en France soulève des débats passionnés parmi les professionnels du droit et les technologues. À l’heure où l’intelligence artificielle transforme de nombreux secteurs, le domaine juridique n’échappe pas à cette révolution numérique. Alors que certaines legal techs françaises mettent en avant des solutions dites « prédictives », il convient d’examiner si cette appellation correspond à une réalité technique ou relève davantage d’une stratégie marketing.

La justice prédictive : définition et émergence en France

Longtemps perçue comme rétive à l’innovation technologique, la justice connaît depuis quelques années une profonde transformation sous l’effet du numérique. Parmi les évolutions majeures, la justice prédictive suscite autant d’espoirs que de débats. Cette approche novatrice, qui repose sur l’analyse statistique des décisions judiciaires passées, ambitionne de rendre le droit plus prévisible, plus cohérent, et potentiellement plus équitable. Avant d’en analyser les enjeux, il convient d’en comprendre les fondements.

Définition et concepts fondamentaux

La justice prédictive correspond à « un ensemble d’instruments développés grâce à l’analyse de grandes masses de données de justice qui proposent, notamment à partir d’un calcul de probabilités, de prévoir autant qu’il est possible l’issue d’un litige ». Plus concrètement, elle utilise des algorithmes de machine learning pour « prédire » l’issue d’un procès ou détecter les arguments qui sont les plus déterminants dans une affaire. Ces outils visent à exploiter des données judiciaires massives pour prédire l’issue de futurs procès, de manière à limiter l’aléa judiciaire.

Le concept même de justice prédictive est directement hérité d’un mouvement économique et culturel venu des États-Unis où il se développe dès les années 1960. En France, l’intérêt scientifique pour cette approche se confirme plus tard, à partir du milieu des années 2010, avec l’apparition des premières startups du droit, dénommées LegalTechs.

Les acteurs de la justice prédictive en France

Plusieurs entreprises françaises se sont positionnées sur ce créneau, telles que Predictice, Case Law Analytics ou encore Legal Quantum. Ces startups proposent des solutions technologiques aux cabinets d’avocats, directions juridiques d’entreprises et autres professionnels du droit.

Predictice, fondée en 2016, est l’une des plus connues. Elle a développé un moteur de recherche et d’analyse de jurisprudence qui permet d’exploiter près de 30 millions de documents juridiques provenant de plus de 600 sources. L’entreprise revendique aujourd’hui plus de 600 structures utilisatrices.

La réalité technique : possibilités et limites

Si la promesse de la justice prédictive est séduisante, encore faut-il comprendre ce que permettent réellement les outils qui la rendent possible. Derrière l’idée de prédiction se cache un ensemble complexe de technologies, reposant sur l’analyse massive de données et l’intelligence artificielle.

Fonctionnement et capacités réelles

Concrètement, les outils de justice prédictive fonctionnent en exploitant le Big data, c’est-à-dire en croisant et retraitant l’ensemble des données jurisprudentielles. Un algorithme de machine learning est capable de croiser et traiter ces données jurisprudentielles en s’appuyant sur des outils de traitement automatique du langage naturel.

Ces technologies permettent principalement de :

  • Réaliser des statistiques sur des décisions judiciaires similaires
  • Estimer les chances de succès ou d’échec d’une procédure
  • Évaluer le montant probable des indemnités dans certains types de contentieux
  • Identifier les arguments juridiques les plus influents

Limites et nuances importantes

Contrairement à ce que suggère le terme « prédictif », ces outils ne fonctionnent pas comme une boule de cristal. Ils ne permettent pas de prédire avec certitude l’issue d’un procès spécifique, mais proposent plutôt une analyse statistique basée sur des décisions antérieures similaires.

L’analyse de plusieurs millions de décisions par seconde ne permet pas de prédire la décision d’un juge, mais d’élaborer une analyse statistique en fonction d’un panel de décisions de justice similaires. Cette nuance est fondamentale et explique pourquoi de nombreux experts préfèrent parler de « jurimétrie » plutôt que de « justice prédictive ».

L’aspect marketing : une terminologie contestée

Au-delà des aspects techniques, la justice prédictive fait également l’objet de débats sémantiques. Le choix des mots n’est jamais neutre, surtout lorsqu’il s’agit de technologies émergentes. Derrière l’appellation même de « justice prédictive » se joue une bataille entre communication, rigueur scientifique et stratégie commerciale.

Une appellation commercialement attrayante

Le terme « justice prédictive » est lui-même controversé parmi les experts. Jean-Claude Marin considère qu’il s’agit d’une mauvaise traduction de « predictable justice », ce qui donnerait en français « justice prévisible ». Cette confusion terminologique n’est pas anodine et peut servir les intérêts commerciaux des legal techs.

En octobre 2020, le Conseil National des Barreaux a d’ailleurs préconisé la promotion exclusive de la notion de « jurimétrie » dans les communications, publications ou lors des événements qu’il organise. Cette recommandation témoigne d’une volonté de clarifier le débat et d’éviter les promesses excessives.

Entre promesses marketings et réalité des services

Le choix du nom « Predictice » par la startup du même nom est décrit comme relevant « plus d’un gimmick marketing que d’une rigueur scientifique ». Cette stratégie marketing peut créer des attentes disproportionnées quant aux capacités réelles de ces outils.

La presse généraliste a parfois contribué à amplifier ces attentes en évoquant l’avènement du « juge-robot », alors que la réalité est bien plus nuancée. Les professionnels du droit demeurent plus modérés, tout en s’accordant sur le bouleversement engendré par l’entrée en scène de l’intelligence artificielle dans le domaine juridique.

Encadrement juridique et éthique en France

L’essor des technologies d’analyse juridique soulève des questions fondamentales sur le respect des droits et libertés. Face aux risques d’automatisation de la décision de justice, la France et l’Union européenne ont mis en place un encadrement juridique strict pour préserver les garanties essentielles de l’État de droit.

Un cadre législatif protecteur

En France, la loi interdit explicitement de baser une décision judiciaire sur un traitement automatisé qui évalue la personnalité d’un individu. Cette disposition reflète un cadre juridique strict en matière de protection des droits individuels.

Le Règlement européen sur l’IA impose également un encadrement rigoureux aux systèmes d’IA considérés comme « à haut risque », catégorie qui inclut les systèmes utilisés dans le domaine de la justice. Ces systèmes doivent respecter des exigences de transparence et passer par des évaluations indépendantes avant leur déploiement.

Perception par les magistrats

Les juges français ont exprimé un avis nuancé sur ces technologies. Lors d’un colloque organisé à l’occasion du bicentenaire de l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation en 2018, ils ont reconnu que les algorithmes peuvent améliorer la prévisibilité des décisions, tout en mettant en garde contre les risques d’une utilisation non régulée.

Jean-Marc Sauvé, alors Vice-président du Conseil d’État, avait souligné que ces outils doivent compléter l’intelligence humaine sans la remplacer, tout en respectant des principes fondamentaux tels que la non-discrimination et la transparence.

À Strasbourg, un magistrat a insisté sur la nécessité de statuer sur chaque cas individuellement, sans reproduire exactement les motivations des décisions antérieures, afin de respecter la nature légale du système français.

Entre possibilité technique et surenchère marketing

La justice prédictive en France se situe à la croisée des chemins entre une réalité technologique en développement et un concept marketing parfois surévalué. Si les outils proposés par les legal techs françaises offrent des fonctionnalités utiles d’analyse statistique et d’aide à la décision, ils ne correspondent pas à l’image d’une prédiction infaillible que pourrait suggérer leur appellation.

La préférence croissante pour le terme « jurimétrie » témoigne d’une volonté de précision et d’honnêteté quant aux capacités réelles de ces technologies. Les outils actuels peuvent aider les professionnels du droit à mieux évaluer les risques juridiques et à optimiser leurs stratégies, mais ne remplacent ni le raisonnement juridique, ni la prise de décision finale qui doivent rester profondément humains.

L’avenir de ces technologies en France dépendra de leur capacité à s’intégrer respectueusement dans un système judiciaire qui valorise l’indépendance des juges et l’analyse individualisée des cas. La collaboration entre développeurs et professionnels du droit, ainsi qu’un encadrement éthique et juridique adapté, seront essentiels pour que ces outils servent véritablement l’intérêt de la justice et des justiciables, au-delà des arguments marketing.

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Maître Trolos

Maître Trolos

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